Au pied des montagnes

On ne compte plus les textes tentant de tisser des liens, souvent fragiles, entre les romans de Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Jules Verne, Georges Sand et bientôt Frédéric Dard ! et l'énigme de Rennes-le-Château. C'est Pierre Plantard le premier, qui dans sa préface de "la Vraie langue Celtique" d'Henri Boudet (réédité par Belfond en novembre 1978) trahit sa source d'inspiration : "La comtesse de Cagliostro" de Maurice Leblanc. Le texte de cette préface n'étant qu'un amalgame mal ficelé d'astrologie, de coffres cachés et autres mystères s'inspirant directement des aventures du jeune Arsène Lupin.

Léon Séché sous la plume d'Ad. Léofanti
Source : Gallica

Patrick Ferté, pourtant historien universitaire, a tenté d'emboîter les pas de Plantard dans un ouvrage fourre-tout qui fait aujourd'hui office de référence intellectuelle aux plus farfelus rapprochements et supputations. (1)
D'autres, dont je fus, ont cherché dans les écrits du grand ésotériste que fut Gérard Labrunie dit de Nerval et au cœur de son célèbre "El Desdichado" des indices mystérieux avant d'analyser bien autrement les très beaux textes du grand initié.
Jean Léon Séché (1848-1914), était lui un essayiste et romancier d'origine bretonne. Il n'a guère laissé de traces dans les dictionnaires consacrés aux écrivains, pourtant certains de ces poèmes ne manquent pas de valeurs. Ses études sur Joachim du Bellay, Sainte-Beuve, Balzac, Musset ou encore Lamartine sont reconnues et deux ouvrages autour du jansénisme demeurent très intéressants. 
Entre 21 et 31 ans, il rédige une série de poèmes rassemblés sous le titre de "La chanson de ma vie". La plupart sont dédiés à des proches, d'autres à des romanciers, poètes (Victor Hugo), politiques (Jules Simon), peintres...
L'année 1871 a été terrible pour Séché qui a assisté aux insurrections des communards, il a eu aussi la douleur de perdre son fils premier né.

Un des poèmes de ce recueil se nomme "Au pied des montagnes" et il est dédié au grand Ernest Renan (1823-1892), imposant écrivain au style remarquable, académicien, administrateur du Collège de France, l'homme recevra tous les honneurs dus à ses grands talents. 
Mais il fut aussi grandement critiqué (hormis pour un pédantisme certain) pour ses textes historiques sur les débuts du christianisme ou encore pour sa vision de la vie de Jésus. 
Écrite en 1863, cette "Vie de Jésus" renonce à la résurrection du crucifié du Golgotha et décrit le fondement même de la foi chrétienne comme issu des phantasmes d'une pauvre hallucinée (Marie-Madeleine). On comprend que le livre créa une profonde controverse. Il suffit de relire les biographies de Renan dans de vieilles encyclopédies pour comprendre que ses positions furent profondément choquantes en son temps. 

Renan fut donc un ami de Léon Séché, originaire de Bretagne tout comme lui, et ayant pris une certaine distance par rapport aux dogmes chrétiens si profondément ancrés dans la mémoire de leurs enfances fortement catéchisées.
Mais il est temps maintenant de prendre connaissance de ce poème, sur lequel je me suis permis de surligner quelques vers.

Ernest Renan
source libre wikipédia

Au pied des montagnes

Me voilà seul assis à vos pieds, ô Corbières ! 
J'entends le bruit des flots et le roulis du vent 
Qui balance à vos flancs l'arbre pris dans les pierres : 
La nature a des bruits qu'on écoute en rêvant. 

Que faire devant vous à moins qu'on ne s'étonne, 
Écrasé sous le poids de votre majesté ? 
L'éclair qui vous déchire ou la foudre qui tonne 
Témoigne, en vous frappant, de votre éternité. 
Depuis des milliers d'ans vous bravez les tempêtes, 
Tout se brise à vos fronts et tout passe à vos pieds. 
L'homme jaloux a beau chercher pourquoi vous êtes :
Il meurt, et c'est ainsi que vous l'humiliez. 
En toi tout est mystère, ô profonde nature ! 
Lorsque l'homme, altéré d'infini, va courir
De mer en mer, de plage en plage, à l'aventure,
Après l'immensité qui semble toujours fuir,
Tu jettes la montagne au travers de sa route,
Fermant les horizons en forme de cercueil,
Sûre de mettre ainsi sa raison en déroute
Et de briser du coup son indomptable orgueil.
« Arrête, lui dis-tu, ces monts sont ta barrière,
Si tu prétends grandir en trouvant l'infini,
Tu n'es qu'un homme, arrête et regarde la terre :
Ne vois-tu pas que Dieu creusa ta tombe ici ?
Mais si tu veux monter pour élever ton âme
Et pour te rapprocher de l'Être universel,
Eh bien ! monte, gravis ces monts, l'air qui t'affame
Habite aux régions les plus pures du ciel. »

Oui, vous êtres sacrés, monts et roches sublimes !
Je comprends les anciens quand ils vous adoraient 
Et quand ils bâtissaient leurs temples sur vos cimes. 

Horeb ou Sinaï, c'est là que s'arrêtaient 
Les anges, descendus au pays des miracles, 
Dans ces jours primitifs où le Dieu d'Israël 
Couronnait Salomon pour rendre ses oracles, 
Et, pour guider Tobie, envoyait Raphaël. 

J'aime vos pics altiers, vos neiges, vos ravines, 
Vos gouffres tourmentés où grondent les torrents, 
Et vos quartiers croulants, gigantesques ruines, 
Aussi vieux que le monde et plus forts que le temps. 
J'aime à vous contempler perdus dans les étoiles : 
Vous avez des rayons, des reflets inouïs ; 
Et, quand la nuit vous prend dans ses funèbres toiles, 
Vous remplissez les airs d'épouvantables bruits.

L'homme qui vous contemple et, si peu qu'il vous aime,
A plus d'azur dans l'œil, partant moins d'ombre au cœur;
Son esprit s'agrandit, et, dieu malgré lui-même,
Il regarde l'athée avec un air moqueur.
Oh ! j'aimerais à vivre ici, dans la montagne,
Retiré loin du monde, oublié des méchants,
Toi, Marie, avec moi, pour unique compagne,
Et pour unique bruit, le tonnerre et les vents.
Nos jours s'écouleraient plus purs dans la retraite ;
Sans nulle ambition, nous vivrions de peu,
Et l'existence à deux, pour n'être point distraite,
 
En aurait plus de charme, étant plus près de Dieu !


Poésie intéressante au demeurant, honnête, correcte mais sans talent transcendant et pourtant il faut maintenant noter qu'elle fut composée à Rennes-les-Bains en août 1872 pour en relever tout le sel !
Car n'est-il pas troublant de relever certaines "coïncidences" qui font étrangement évoquer la tombe, le cercueil, le temple, Salomon et Tobie dans une région où quelques cent ans après s'agiteront quelques fouineurs autour de ces mêmes thèmes ?
Très certainement en cure de repos après le deuil de son fils, en soin peut-être, Léon Séché a t-il eu cette précognition des futurs agitations d'un lieu réputé si paisible ?
Et pourtant Henri Boudet n'était pas encore arrivé dans la petite mais si pittoresque station thermale. Elle confiait alors ses tourments existentiels au curé Jean Vié (1808-1872). Il ne restait à ce bon prêtre qu'un petit mois à vivre.

Depuis la vente aux enchères chez Drouot, en mai dernier,  du commencement du Liber Tobiæ issu du Scriptorium de Chartres vers le milieu du XIIème siècle, mais surtout accompagné d'un commentaire énigmatique (c'est normal en cette contrée) et enfin probablement issu d'une partie des archives de la famille d'Hautpoul, les anges reviennent en force aux deux Rennes !

Quant à Salomon et à son temple, il n'ont pas quitté le top 50 des hypothèses trésoraires du milieu des chercheurs castelrennais.
Aussi, était-il piquant de retrouver sous la plume d'un curiste en 1872 certaines des idées les plus communément soulevées depuis bientôt soixante ans.
Il nous faut rajouter à cela, l'hypothèse défendue par des chercheurs, moins nombreux il est vrai, de la présence d'un tombeau lié au christ et à la résurrection dans la région, idée qui n'aurait pas contrarié outre mesure le grand Renan qui plaçait la divinité du Christ en son message plus qu'en sa résurrection.

Clin d'œil ou croisement de pensées, ce poème est, me semble-t-il, à rajouter au divers extraits et textes analysés par tant de têtes chercheuses où il ne fera pas plus office d'intrus que l'éternelle et sombre comtesse de Cagliostro !

Christian Attard

L'ange de Rennes-les-Bains

Notes et sources :

(1) - Patrick Ferté :Arsène Lupin, supérieur inconnu -Guy Trédaniel-1992
(2) - La chanson de la vie - Paris - Librairie Émile Lechevalier-1887

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