Par les entrailles du Christ ! (3)

Les ruines du château de Saissac en 1910, CAP Breffeil Éditions - Coll. Ch. Attard


Le fier village de Saissac dans l'Aude mérite votre visite. Bâti sur un éperon rocheux autour d'un des plus vieux châteaux de la région, il fut au XIIème siècle le fief de Bertrand de Saissac. Depuis, le château est passé de mains en mains, possession des familles de Bernuy, de Clermont-Lodève, de Luynes, du romancier Dupuy-Mazuel, il fut la proie de la stupidité de chasseurs de trésor qui le mirent en piteux état. Ce n'est pourtant pas eux qui découvrirent le fameux trésor de Saissac composé de 2000 deniers datés de la fin du XIIIème siècle, mais des ouvriers lors de travaux sur  la commune en 1979 !

L'église de Saissac, Phototype Labouche frères n°52 - Coll. Ch. Attard

Cependant ce n'est pas au très romantique château de Saissac que fut destinée ma dernière visite mais à sa vieille église. Les pierres de ce sombre édifice, sous surveillance constante, abritent une très belle crucifixion datée de 1774 et signée de Jacques Gamelin, peintre carcassonnais (1738-1803), élève du toulousain Jean-Pierre Rivalz, mais aussi un splendide retable en marbre de Caunes dédié à St Antoine l'ermite et daté lui aussi du XVIIIème siècle. Son visage caractéristique a très certainement du inspirer le talent des sculpteurs de la maison Giscard, comme ceux de leurs confrères dont les représentations du Saint ermite restent fidèles à cette figure.

Crucifixion peinte par Jacques Gamelin

Le retable de Saint-Antoine 

Une chapelle dédiée à Notre Dame de la Santé, juste avant celle consacrée à notre bon saint Antoine, conserve elle deux peintures. L'une représentant Saint Dominique et l'autre non repérée dans la brochure aujourd'hui introuvable consacrée à cette église. Voici ce tableau ne figurant pas sur l'inventaire de l'église en 1905 et qui va se révéler être l'un des plus étonnants qu'il m'ait été donné de voir :

Nous reconnaissons sans l'ombre d'un doute la bonne figure de Saint Vincent Depaul dont les représentations gardent une remarquable ressemblance d'une oeuvre à l'autre. Le si touchant petit toupet blanc que forment ses cheveux sur le sommet de son front signant souvent ses portraits.  
Mais cependant ici, et contrairement à tous les tableaux du Saint homme que nous pouvons retrouver, ce n'est pas sa physionomie générale qui nous porte interrogation mais bien son attitude et le décor dans lequel ce peintre inconnu a décidé de le placer.

Les deux mains du Saint portent un signe, maintes fois relevé et qui marque non pas le sujet du tableau mais le peintre qui l'a réalisé, laissant peut-être ainsi, par la jonction caractéristique du majeur et de l'annulaire un symbole de reconnaissance ou d'attention particulière à porter à son oeuvre. Une main est placée sur le cœur en signe de foi et de charité, charité que le Saint homme exerça tant tout au long d'une vie incroyablement active au soin des plus démunis. L'autre main au même signe, semble vouloir nous indiquer ce bâti grillagé que nous voyons à la gauche de cet étrange tableau. 

Un tableau contemporain du bon père,
main sur le cœur et étole aux roses rouges

La chaînette plonge au cœur de la fournaise

Une chaîne plonge au cœur de ce qui se révèle être un four rougeoyant. Alors en reprenant une vue d'ensemble du tableau, nous comprenons que ce que nous avions pris au tout début pour un fond de nuage sur lequel se détachait le prêtre n'est autre que l'ample et lourde fumée qui s'échappe par le haut du fourneau. 

Pourquoi donc représenter, contre toute habitude, ce Saint devant un four puissant ?

C'est alors que l'on en vient se remémore les termes de cette si troublante lettre envoyée par le jeune prêtre en 1607 à son ami M. de Comet (voir ici) et dont revoici un passage : 

"../.. Je fus vendu à un pêcheur, qui fut contraint de se défaire bientôt de moi, pour n’avoir rien de si contraire que la mer, et depuis par le pêcheur à un vieillard médecin spagirique, souverain tireur de quintessences, homme fort humain et traitable, lequel, à ce qu’il me disait, avait travaillé cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale, et en vain quant à la pierre mais fort savant à d'autres sortes de transmutation des métaux. En foi de quoi je lui ai souvent vu fondre autant d'or que d'argent ensemble, le mettre en petites lamines, et puis mettre un lit de quelques poudres, puis un autre de lamines, et puis un autre de poudre dans un creuset ou vase à fondre des orfèvres, le tenir au feu vingt quatre heures, puis l'ouvrir et trouver l'argent être devenu or, et plus souvent encore congeler ou fixer l'argent vif en fin argent qu'il vendait pour donner aux pauvres. Mon occupation était de tenir le feu à dix ou douze fourneaux .../.."

N'est-ce point un de ces fourneaux infernaux que nous donne à voir un peintre bien informé ? Et dans ce four qu'assure cette chaîne dont l'autre extrémité forme un limaçon stylisé que nous avons déjà observé sur un autre tableau ? (voir ici) et que nous croyons être la signature déguisée d'un peintre affilié à un groupe maçonnique (limaçon étant l'altération de freemasson). La récurrence même de ce signe prouvant son utilisation et sortant cette forme d'une simple concomitance hasardeuse.

Mais, il nous faut admettre que l'environnement dans lequel est situé Saint Vincent n'a rien de barbaresque, veut-on alors nous signifier que la charité à laquelle c'est tant voué le digne prélat trouvait son origine en ce four, et en dehors de cette période de captivité ?

Sur un tableau de l'église de Réalmont(Tarn), la même forme évocatrice du limaçon cher à Monsieur Grasset d'Orcet.

Une autre étrange disposition d'objet va peut-être nous inciter à renforcer cette supposition. C'est celle de cette barrette au large pompon noir posée au sol à côté de deux livres rouges. 
Pourquoi ?
Le saint a-t-il, pour les besoins de la pose, déposé ces objets au sol ?

Je plaisante bien sûr, car cette disposition n'a aucun sens, excepté peut-être si l'on songe que l'Oeuvre alchimique est décrite invariablement comme allant du noir au rouge. 
Un autre tableau que vous pouvez observer ci-dessous à gauche du peintre Sébastien Bourdon en 1649 et donc du vivant du bon prêtre reprend cette même idée. On y voit Vincent Depaul son éternel bonnet noir sur la tête mais tenant d'une main cette barrette noire et de l'autre un livre rouge. Il est bien étrange de vouloir ainsi le représenter avec deux coiffes, ce qui n'est pas le cas par exemple sur le tableau en vis-à-vis que j'ai pu photographier avec l'aimable autorisation des sœurs retraitées de la maison des filles de la Charité de Montolieu également dans l'Aude.
Sur ce tableau décorant avec bien d'autres oeuvres estimables le petit cloître, on peut reconnaître Saint Vincent aux côtés de Saint François de Sales en visite, je pense aux sœurs de la visitation justement, et donc peut-être devant l'ex baronne Jeanne de Chantal et Charlotte de Bréchard. On peut observer que si les deux hommes tiennent bien en main leur barrette, ils ne portent pas d'autre couvre-chef !

Il est également assez troublant de voir auprès de ces livres rouges et de cette barrette noire, une borne. Dans l'antiquité grecque, on érigeait des tas de pierres aux carrefours des routes et chemins et chaque voyageur avait coutume d'y placer sa pierre. Ces édifices étaient dédiés à Hermès Enodios (le dieu des routes et des carrefours) et devinrent nos bornes modernes. Serait-ce une allusion supplémentaire à l'alchimie ?

Il est vrai que Sébastien Bourdon fut le premier peintre de Christine de Suède... et  représenta aussi Descartes !

Si nos premières déductions sont bonnes et que nous devons bien ce mystérieux tableau au talent d'un peintre initié, se peut-il que d'autres éléments nous assurent dans notre raisonnement ? 
Très étrangement encore, notre peintre a désiré placer son sujet dans un endroit bien précis car l'on peut observer derrière lui une porte et dans l'angle droit du tableau une borne semblable à celles que l'on pouvait trouver dans les rues de Paris. Il veut donc nous signifier que la scène se place dans une rue... un four... une rue... Ne serait-ce pas la rue du Four ?
Étrange coïncidence supplémentaire lorsque l'on sait que le Grand Orient de France avait de 1802 à 1840 son siège au 47 rue du Four, non loin de l'église Saint-Sulpice !

Mais, si nous devons nous garder de tirer des conclusions trop hâtives, nous pouvons cependant encore une fois tenter quelques déductions supplémentaires. Pierre Coste (2) qui a compilé et commenté les lettres de Monsieur Vincent nous apprend que celles concernant sa captivité en Tunisie passèrent à la révolution de mains en mains et furent en possession de Pelletier de Saint-Fargeau, puis à sa mort du grand Lazare Carnot. Ce dernier ne fut jamais Franc-maçon mais nous savons que ces deux fils Hippolyte et Sadi héritèrent de ses biens et que Lazare veilla tout particulièrement à les instruire et à les éduquer lui-même. 

Sadi Carnot (le physicien), né en 1796 connut une fin tragique en 1832, Hippolyte né en 1801 devint un homme politique de tout premier plan et fut Ministre de l'Instruction publique en 1848. 
Sensible aux théories d'Auguste Comte et de
Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), il lutta sa vie durement pour le développement d'une école libre et laïque et fréquenta la loge des Trinosophes créée par Jean-marie Ragon (1781 - 1862) qui se voulait "l'école normale de la Franc-Maçonnerie", dit-on. 
On peut donc légitimement penser que Monsieur Carnot fréquenta le siège du Grand Orient, 47 rue du Four !

Mais l'information d'un Vinvent Depaul archimiste circula peut-être tout autrement qui pourrait aujourd'hui le savoir ? Personne ne pouvant certifier la provenance de ce tableau qui fut donné à l'église très certainement par une riche famille de drapiers ou de papetiers de Saissac.

Lazare Hippolyte Carnot

Nous resterait à comprendre ce que peut bien vouloir signifier cette étrange croix à huit pointes qui n'est pas une croix occitane et qui bien sûr n'a pas du non plus figurer sur l'étole du bon basque. Plusieurs tableaux,  (St Vincent fut à n'en pas douter le personnage le plus représenté en peinture de France) nous le montre en tenue de messe, aucun parmi ceux que j'ai pu retrouver nous donne à voir une telle croix. Peut-être évoquera-t-elle quelque chose à un de mes lecteurs, je le convie à ne pas hésiter à m'en faire part.
Voilà donc tout que ce tableau bien oublié a pu vouloir nous dire. N'ouvrant ici que des pistes d'analyses, je vous prie de ne les considérer que comme portant d'humbles valeurs de suppositions.


Christian Attard

Saint Vincent et les premières filles de la charité devant la reine Anne d'Autriche. 
reproduction par frère André, religieux dominicain.
L'étole du bon Monsieur porte la colombe du St Esprit, semble-t-il...

Vers Vincent 4

Notes et sources :

(1) - http://www.saissac.fr/son-histoire.php
(2) - Pierre Coste - Saint Vincent de Paul, Correspondance, entretiens, documents. I. Correspondance. Tome I (1607-1639), Paris, Lecoffre-Gabalda, 1920, p. 5-7
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